blog proposé par Guy Barrier

blog proposé par Guy Barrier
Guy Barrier, expert en communication non verbale - publications et activités: pointer la photo

mercredi 28 novembre 2012

Deux ouvrages des Presses Universitaires de Lyon pour comprendre la psychologie et les interactions

Les Presses Universitaires de Lyon viennent d'éditer deux productions qui permettent une mise en perspective à la fois interactionniste et croisée  des phénomènes affectifs et mentaux dont relève la communication , en particulier d'origine non verbale ainsi que  nos comportements conscients ou non.
Tout d'abord une édition révisée des "Nouvelles Clefs pour la Psychologie" de Jacques Cosnier qui intègre notamment les avancées des neurosciences sociales et cognitives à l'épreuve des interactions et de la "multimodalité" .
Puis une réflexion sur l'empathie par Jacques Cosnier et Marie Lise Brunel sous le titre "L'empathie, un sixième sens" . Occasion de montrer autour de ce concept de plus en plus transversal quels sont les points d'entrée spécifiques ou co-cofondateurs liés à l'éthologie des communications humaines ,  à la psychologie sociale puis cognitive sans oublier le rapport de l'empathie à l'analyse et aux thérapies humanistes.
Ces deux ouvrages peuvent  être commandés directement sur le site des PUL (accéder à l'url par la couverture)


                                   










vendredi 25 mai 2012

Hollande-Sarkozy - "moi Président" - retour sur quelques traces expressives

Pour de nombreux commentateurs le moment le  plus fort du débat d’entre deux tours des présidentielles en France est la fameuse séquence dite « moi président »   . Durant  ce choc entre deux prétendants , chacun critique non seulement le programme de son adversaire, mais sa personnalité même : présomption d’autoritarisme  que manifeste Hollande à propos de Sarkozy  et présomption d’incompétence que ce dernier fait peser sur  son adversaire socialiste.

Venons en à la séquence . Jusqu'alors Laurence Ferrari a laissé transparaitre devant les caméras une dizaine de sourires ébaubis lors des répliques les plus pugnaces  des orateurs, tout en se montrant encore plus inefficace que D. Pujadas pour arbitrer les coupures de paroles. Elle passe ici à un rôle plus assertif  et lance la question sur « quel style de président ? », avant de se tourner d’abord vers Sarkozy à qui elle demande s’il envisagerait le cas échéant, de continuer à gouverner différemment .
source: bigbrowser.blog.lemonde.fr/

Visiblement cette question n’est pas attendue  avec impatience par le président sortant. Tandis que Hollande déroulera une structure rhétorique parfaite,  Sarkozy révèle par quelques phrases laconiques ou hors sujet qu’il n’était pas préparé : il s’aggripe à un stylo ,  la tonalité générale reflète l’inconfort :
-une dizaine de mouvements spasmodiques agitent les épaules et les coudes 
- l’extrémité de la langue vient humecter les lèvres deux fois, avec micro-contact de l'index sous la paupière (récurrent chez l'ex-président)
-  le regard reflète le besoin d’échapper à l’emprise adverse : il est fléchi vers le bas , la tête est fléchie ou détournée vers D. Pujadas.

F. Hollande est prêt alors à décliner une longue tirade adossée à une quinzaine  d’anaphores  structurée autour du segment "Moi président de  la république …" . Il ouvre en préambule sur une figure en forme de chiasme :  "Moi  président (…) , je ne serai pas le chef de tout et en définitive responsable de rien " . Droit sur son siège,  port de tête en légère  flexion  arrière et regard ascendant,  bras ostensivement fermés , Hollande fixe avec gravité son interlocuteur. Le réquisitoire prend de la hauteur . Métaphore d’un procès historique ?  « 3 minutes 20 pour venger 5 ans d’humiliation » écrira le Nouvel Observateur  .  Le futur perdant , singulièrement mis à l'index, n'esquisse pas la moindre interruption pour tenter de défaire  la belle régularité de  l’anaphore adverse. Visiblement estomaqué par l’envolée de celui dont il avait déclaré quelques semaines auparavant : « Hollande est nul et ça commence à se voir »  .

Alors que dans la  plus grande partie de l’émission la partie inférieure du visage de Hollande était  resté neutre,  ici un élément de contraste modifie la sémiologie faciale au cours de quatre phrases: la flexion légère  des coins de bouche vers le bas  (action du  muscle facial triangularis, dite Unité d'Action 15 du  FACS ) .  Classiquement le pattern UA 15 est transversal à plusieurs émotions négatives (déplaisir, tristesse, dégout …) mais dans ce contexte il présente une forte contiguïté avec la configuration  UA 14 dite par Ekman  dimpler  et corrélée à l’outrage , au mépris , au dédain . A plusieurs reprises après avoir littéralement regardé de haut son adversaire, menton relevé, Hollande  prolonge la mise à distance en détournant son regard , lèvres pressées de manière formelle, les yeux mi-clos ...
UA 15 ( Facial Action Coding System, Paul Ekman)
Dimpler - source: peakoiblues.org

La mélodie vocale à présent: les 14 premières phrases de cette section , s'achèvent sur une baisse des intonations plongeant vers les basses. Ceci permet d’accentuer la tonalité formelle des énoncés, leur gravité même . A l'opposé les dernieres phrases montrent des intonations montantes (milieu et fin de phrases), et une fréquence fondamentale plus orientée dans les aigus . Une prosodie vocale cohérente : après avoir fustigé ce qui est de l'ordre du passé en mode mineur et voix grave (premières phrases) , l'orateur oriente ses propos vers l'avenir  et module  le ton.

Lors d'une interview donnée le lendemain , Hollande a mentionné que ce moment fort du match avait été improvisé. Hypothèse qui ne résiste pas à l'observation . On remarque une forte différence de fluence verbale entre  la séquence suivante et le verbatim intégral  du "Moi président"  : Moi Président, euh, j’aurai à cœur de ne pas avoir le statut pénal du chef de l’état .  Je le ferai réformer de façon à ce que euh si des actes antérieurs à ma prise de fonction venaient à être contestés je puisse euh, dans certaines euh conditions, me rendre euh à la convocation de tel ou tel magistrat euh ou m'expliquer euh devant euh un certain nombre euh d'instances .  Cette séquence  dont la syntaxe est plus complexe, est ponctuée de 8 marques d’hésitation en forme de "euh .." en l’espace de 18   secondes soit  environ 5 fois plus que durant le Moi Président  intégral qui dure 3’20.

 Le contraste d'hésitations très élevé, caractérise à l'évidence une séquence non apprise et impliquant davantage de charge cognitive. D'ailleurs  c'est le seul moment du fameux  "moi Président"  où le regard de l'orateur se baisse, à deux reprises vers ses notes.  
Ceci inspire  une question  adjacente :  les marques faciales péjoratives qu'on avait analysées auparavant , ont-elles été également pensées à l’avance  ou étaient elles spontanées ? Seul l’orateur lui-même, son  conseiller en communication ou son miroir ,  le savent vraiment...

______________________

Les 4 occurences faciales, dont 3 macro-expressions et une micro-expression:  (source TF1) 


"...dans un hôtel parisien"(1).
"chaines de TV publiques"(2)

"..exemplaire" (3)
"...sera paritaire" (4)








samedi 14 avril 2012

Le dernier ouvrage de Geneviève Calbris, Elements of Meaning in Gesture




Geneviève Calbris dont les travaux  figurent parmi les premières contributions essentielles à la  sémiotique des gestes en situation conversationnelle, a bien voulu nous présenter son dernier ouvrage Elements of Meaning in Gesture. Ce dernier apporte une mise en perspective théorique originale à la compréhension des processus qui font du geste en tant que système symbolique une médiation entre la pensée et la parole , grâce à des liens analogiques subtils qui se tissent entre notre expérience kinestésique du réel et l’abstraction du langage .

Comment peut on identifier le signe gestuel  ? Étudier le signe gestuel coverbal se révèle complexe car on a affaire à une multiplicité de canaux au sein de la communication orale, à une multiplicité de données kinésiques au sein du canal gestuel, à une multiplicité de fonctions exercées par le geste et, au sein de la fonction référentielle, à une multiplicité de référents possibles pour un même geste.

Comment les divers canaux sensoriels se répartissent-ils les diverses fonctions de la communication ? Le locuteur produit des informations visuelles, statiques et dynamiques, d’une part, et des informations sonores, verbales et vocales, d’autre part. Le ‘trio parolier’ (geste-voix-verbe) se décompose pour se réassocier en binômes différents selon les tâches à accomplir. Associé à la voix, le geste assure la segmentation de la chaîne verbale ainsi que la fonction expressive tandis qu’associé au verbe, il assure la fonction référentielle.
L’ouvrage insite sur la spécificité du signe gestuel dont il étudie le fonctionement symbolique. Il s’agit d’abord de dégager la signification du geste dans son contexte, c’est-à-dire le référent gestuel coverbal, une entité hybride, pour ensuite déterminer l’apport spécifique du geste (signe gestuel) en recherchant sa motivation (lien analogique) et la raison de cette motivation (une physique symbolique).

A présent qu'en est-il de la motivation du signe gestuel ?  Les étapes de la démarche systémique dans la recherche du lien analogique exigent (1) du côté physique, la détermination et le codage des composants physiques des gestes, (2) du côté sémantique, l’élucidation contextuelle de leur signification, (3) la constitution de répertoires de gestes coverbaux par composant gestuel, ce qui permet au sein de chaque répertoire, une comparaison interne sur les deux plans, l’élément commun au plan physique étant censé représenter l’élément commun au plan sémantique, à savoir la notion commune. Autrement dit, le lien analogique se déduit de la comparaison des variantes gestuelles d’une même notion. Enfin, quatrième et dernière étape, la comparaison entre les répertoires constitués permet ensuite de dégager la signification des éléments physiques différents et secondaires, initialement écartés au sein de chaque répertoire.
La démarche méthodologique adoptée qui consiste à rechercher le lien analogique via la comparaison des variantes gestuelles d’une notion, permet d’élucider les divers cas rencontrés: elle explique la possibilité pour un geste de présenter plusieurs liens analogiques successifs (polysémie) ou simultanés (polysigne). Bref, le geste apparaît comme une unité composite constituée d’éléments physiques non seulement pertinents, mais potentiellement porteurs de sens que le contexte vient activer de façon sélective.
Les éléments du jeu de mécano symbolique sont les liens analogiques, i.e. des figurations symboliques assurées, selon les besoins, par des aspects physiques fort divers. La figuration symbolique se fait de façon très variée car s'il arrive qu'un seul lien s'exprime dans un ensemble facio-gestuel, à l'inverse, deux liens peuvent s'exprimer au sein d'un composant gestuel!

Quelles sont les origines de la motivation du signe gestuel ?  La démarche analytique adoptée révèle que la signification propre du geste dérive de ses fonctions dans la vie courante ou reproduit de façon stylisée des éléments de notre expérience perceptivo-motrice qui sont à la base de notre conception de l’abstrait. Primaire et ambiguë, cette expression symbolique est précisée par le contexte. Celui-ci sélectionne une des potentialités symboliques du geste révélées par l’analyse sémiologique de ses emplois contextuels

Peut on parler de schème préconceptuel ? L’étude des gestes, de coupure par exemple, relevés dans des bribes de conversation tirées de corpus volontairement diversifiés, démontre comment le geste exprime le percept à la base du concept. Le geste est le produit d'une abstraction perceptive faite de la réalité. Il représente un schème préconceptuel, intermédiaire entre le concret et l'abstrait, ce qui lui permet d’évoquer aussi bien l'un que l'autre. Le geste figure le schème opératoire visuel et proprioceptif et, à travers lui, les deux extrêmes du continuum sémantique allant du concret à l'abstrait: le tronçonnage d’un objet réel de même que le travail d’analyse.

Quelle est la fonction du signe gestuel dans l’énoncé ? Tout fonctionne comme si l'information verbale venait activer et sélectionner l'une des significations éventuelles du geste découlant de l'un ou l'autre de ses composants physico-symboliques. On parle alors de référent gestuel coverbal interprété en fonction de l'énoncé. Puis ce référent gestuel coverbal va interagir avec le référent verbal, l'anticiper, le préciser, le compléter.

Le signe gestuel anticipe-t-il le  langage ? Des exemples montrent que, souvent, le contenu mental est gestuellement exprimé avant de l'être verbalement. Autrement dit, les unités temporelles restent synchrones, mais la gestualisation et la verbalisation du contenu mental se répartissent sur deux unités temporelles décalées, le geste assurant une fonction énonciative pour le locuteur et éventuellement prédictive pour l'auditeur, qui recevra dans la deuxième unité une confirmation verbale de l'information gestuelle émise dans la première.
Une hypothèse sur l’anticipation : l’analyse du geste coverbal montre qu’il est l’expression d’un schème préconceptuel. En tant que tel, il précède souvent l’expression verbale du concept correspondant. On voit le geste donner l’image métaphorique de la notion abstraite, et souvent bien avant sa mise en mots. Il est ainsi démontré que le geste référentiel n'est pas un illustrateur, ni du dire, ni du déjà pensé. Il figure ce qui est en train d'être pensé.

En conclusion, l’analyse approfondie du signe gestuel met en évidence le caractère motivé du signe. La recherche de cette motivation débouche sur l’expérience perceptivo-motrice du corps en interaction physique avec son environnement. Cette remontée aux sources met en évidence les informations physico-symboliques non conscientes, quoique fonctionnelles, apportées par le signe  qui opère ainsi à plusieurs niveaux de conscience, et c’est bien souvent sa motivation profonde, son ‘action symbolique’ non consciente, qui se révèle la plus pertinente au plan sémantique à l’oral.
L'hypothèse forte est celle de l'ancrage perceptif du langage, constatée chez l'enfant et qui semble confirmée par l'analyse de la gestuelle coverbale de l'adulte tant du point de vue sémantique (gestualisation de préconcepts) que temporel (la gestualisation précède la verbalisation du référent, lors de l'énonciation créatrice). Se trouve ainsi posée la question fondamentale de la contribution des pouvoirs symboliques du geste à la communication orale, et de son rôle au plan cognitif.

Elements of Meaning in Gesture . Calbris Geneviève (2011) (translated by Mary M. Copple). Amsterdam/Philadelphia: Benjamins



lundi 12 mars 2012

La mimo-gestualité du sportif, une signalétique parlante pour son adversaire




Les jeux sportifs sont des interactions dans lesquelles l’ajustement aux intentions de l’adversaire implique une lecture des indices et mouvements corporels, parfois très éphémères , et qui interfèrent avec la production de signaux contrôlés ou manipulés. Dans leur registre respectif les basketeurs, boxeurs, tennismen, judokas, … sont des experts en communication non verbale qui analysent toutes variations d’indices chez l’adversaire: rotations de postures , intentions balistiques, orientation de regard et indices oculaires, marques d’inspiration ou de contraction musculaire annonciatrices d’un passage à la vitesse supérieure.  L’entrainement de la vision périphérique pour contrôler ce qui se passe autour suppose parfois de maintenir un axe de regard focal afin de ne pas montrer où s’exerce l’attention . La stabilité émotionnelle est un autre paramètre de performanance , diverses études dont celles de  Eysenck montrent que les individus anxieux sont plus distraits, alors que les sujets extravertis et à forte stabilité émotionnelle sont avantagées dans des activités de précision tells que le tir.

Une des études sur les jeux à gardien de but est présentée dans un ouvrage de  Nicolas Vignais,  qui a formalisé les stratégies de prise d’information visuelle du gardien de handball et mis en évidence les indices d’anticipation utilisés par celui-ci .  D’autres analyses, sur le foot-ball, ont montré que  les indices signifiants pour le gardien  ou les adversaires d’un joueur se situent au niveau de l’orientation du tronc , de la tête , de la position de la jambe motrice , de l’ouverture du genou , de la position des hanches.  Statistiquement il a été montré que plus les joueurs prennent de temps avant d’envoyer la balle et plus les gardiens doivent s’attendre à une feinte d’intention ou un changement tactique . Des tests avec eye tracking montrent aussi que  plus les joueurs sont anxieux, plus le nombre et la durée des fixations oculaires vers le gardien sont élevés (les corrélations entre réinspections et anxiété ont été montrées dans d’autres études , on parle ici de regard moins efficace , associé à une moindre   précision des tirs).
Une étude récente analysant les stratégies  du footballer face au gardien est celle de Loriane Chardonnens (université de  Genève ) .  Tout joueur dit-elle rêve de pouvoir inférer la direction du plongeon du gardien pour tirer dans la direction opposée. Elle montre ainsi  que les positionnements  du gardien par rapport à l’espace qu’il protège, relève d’une sémiologie subtile , par exemple  il peut induire des biais de perception en levant ou baissant les bras pour paraitre plus grand ou plus petit et influencer la direction des tirs ou à tout le moins brouiller les repères  spatio-visuels . Une autre hypothèse qui l’a intéressée est que  le gardien pourrait se décaler volontairement à gauche ou à droite du centre afin que l’une des deux surfaces paraisse plus grande au tireur , et ceci afin d’ infléchir la direction latérale de son tir (et se préparer à plonger du bon côté) … .
Mais durant cette étude elle a surtout effectué des analyses fines des expressions faciales associées à une certaine pression . Expressions qui accompagnent les tirs du joueur notamment lors du redouté pénalty : serrer les dents et les machoires,  passer la langue sur les lèvres, froncer les sourcils, plisser le nez, gonfler ou creuser les joues, presser, aspirer ou mordre les lèvres, Au sein de l’observation  qu’elle a menée sur des  vidéos de tirs au pénalty , deux expressions corporelles sont liées (selon le test paramétrique) à l’échec des tirs :  le fait de presser les lèvres et l’orientation du regard vers le bas durant la préparation du tir. Le premier indice (presser les lèvres) est un acte lié à un besoin d’autocontrôle face à la nervosité,  le second semble lié à la  peur de rater le tir et induit une  perte d’information potentielle  . Dans le même ordre d’idées le fait de fermer les yeux avant le tir  (anxiété, concentration, prière ?) est associé selon une  autre étude statistique, à un risque d’échec plus élevé.
Comme l'indique cette étude qui ouvre une problématique originale sur le sport et l’expression  des émotions à l’interface des sciences cognitives , diverses modalités resteraient à explorer au niveau des gestes d’autocontact des joueurs, des gestes d’intimidation,  des expressions faciales des gardiens .  Sans parler de l’ensemble des gestes conventionnels ou universels, authentiques ou théâtralisés, qui peuvent être liés aux sentiments de désaccord, de révolte, de triomphe, profonde déception, et enfin des signes de communication tacites et « idiosyncrasiques »  transmis entre les joueurs , pouvant inclure des simulacres afin d’empêcher l’adversaire de décoder correctement la séquence.



mardi 31 janvier 2012

le geste graphique, une autre 'cognition incarnée '

L’écriture  en tant que geste graphomoteur , reste un domaine assez peu  abordé par les chercheurs et spécialistes en  CNV . Ceci peut s’expliquer en partie par les  controverses  sur la graphologie, suscitées par son utilisation en recrutement  avec en contrepartie un faible apport en preuves empiriques, et des niveaux d’expertise extrêmement  variables des graphologues   . Un autre champ , à côté duquel il serait dommage de passer à cause de cette difficulté , c’est celui de l’écriture prise comme indice de la corporéité dans le contexte clinique . Les méthodes formelles   d’observation qui ont été apportées par les tablettes digitales, permettent d’extraire  des paramètres statistiquement homogènes .
L’écriture suscite ici un intérêt expérimental et diagnostic  car le geste qui l’accomplit résulte de programmes moteurs associés à des compétences cognitives  , plus ou moins intactes,  et d’autre part ce geste , qui est expressif, peut signifier des tensions .

Sans aller jusqu’à la considérer comme un miroir infaillible de l’âme, l’écriture se comporte comme   un indice du corps en mouvement  et elle semble d’ailleurs varier en fonction de nos horloges biologiques : lors d’ une étude portant sur des cycles journaliers  la vitesse oscillatoire de  l'écriture reflétait des variations  de 3,92 hz à 4,58 Hz selon les horaires auxquels écrivaient les scripteurs .  A un niveau plus alertant des changements dans l’écriture peuvent être précurseurs de problèmes neurologiques.  A travers la notion générique de lisibilité, qui reflète l’ensemble des habiletés cognitives et motrices nécessaires à la « bonne structure graphique » on retrouve dans les tests, des niveaux de dégradation de la planification motrice .  En effet l'organisation de l'écriture  suppose la synergie de mouvements balistiques d'accélération et de freinage, soit des contrôles fins  et ajustements kinesthésiques liés à une organisation somato-tonique spécifique à chacun.   

Avec la maladie de Parkinson  l’écriture peut montrer des changements de direction incohérents, des fluctuations par rapport à a la ligne de base, des ralentissements, hésitations, tremblements et micrographies (les lettres sont de plus en plus serrées et de plus en plus petites,  l’écriture s’aparente à un simple trait irrégulier et oscillant) . Ces difficultés à coordonner la flexion du poignet et les mouvements des doigts sont liés à un dysfonctionnement des noyaux gris centraux .  Les patients Alzheimer montrent des irrégularités de mouvements ou d’alignement , des dérives en sinusoïde par rapport à la  ligne de base, un affaiblissement de la pression, des levers de plume plus fréquents, des délais gestuels plus longs .

L’écriture du sujet dépressif  reflète étroitement son  ralentissement psychomoteur plus général (gestes lents,  parole ralentie, délai cognitif, monotonie  ) les tracés sont beaucoup plus lents, avec des phases d’arrêt accompagnés de nombreuses réinspections visuelles sur la feuille . On dispose de diverses études notamment celle de Rosenblum (université d’Haifa) qui estime que la fidélité du diagnostic procurée par les critères de spatio-temporels de l’écriture du dépressif et sa pression sur l’instrument, avoisine 82% . Parmi d’autres pathologies  les sujets atteints de troubles obsessionnels compulsifs, démontrent  de faibles compétences d’automatisation de l’écriture , des pics d’accélérations du stylet plus faibles et des irrégularités très visibles dans ces séquences d’accélération. La valeur diagnostique de l’écriture peut même porter sur l’efficacité d’un traitement  ou ses effets secondaires, ainsi il a été montré que certaines générations d’antidépresseurs induisaient  des inversions des patterns de vitesse et des pertes d’automatismes graphiques.

En dehors des pathologies les modifications de l’écriture ont été testées en contexte émotionnel ou de stress, de mensonge, etc .  On retrouve dans cette trace  des décharges motrices significatives, des "actes manqués" , des marques différentielles de tonicité,  d'expansivité, de crispation , de rythme, désynchronisation ... En effet le mouvement oscillatoire résulte d’une orchestration corporelle dans lequelle  sont impliqués les épaules, le coude, le poignet, les doigts , le buste, la nuque  … parfois même les jambes du scripteur.

Pour ne citer qu’une étude récente au Japon  des étudiants devaient répondre par écrit à des questions à forte charge cognitive, la tâche d’écrire était donc étroitement entremêlée avec la réflexion . Les profils d'accélérations (couplées à des freinages et nécessaires à l’exécution de traits et courbes), étaient statistiquement plus irrégulièrs lors des questions classées les plus difficiles . On relève également une large variété d’études sur l’écriture en situation d’alcoolémie, celle des personnalités suicidaires , etc... Dans la mesure où elle n’affiche pas pour ambition de mesurer la personnalité , la cinématique de l’écriture offre des moyens d’investigation supplémentaires à l’analyse du geste, une trace facilement archivable et quantifiable qui témoigne inconstablement d’une inscription corporelle de l’esprit ou « cognition incarnée »  .

note de l'auteur: les liens vers les références sélectionnés sont par défaut d'un gris moins intense dans ce modèle de page sous Google blogger ; j'ai ajouté des italiques pour mieux les visualiser.